Au temps des catastrophes écologiques, les artistes du champ chorégraphique commencent à se revendiquer d’un engagement écologique qu’ils endossent face aux mutismes des politiques et du secteur économique.
Immersion dans l’environnement plus ou moins anthropisé, danses multi-espèce 1, pratiques « en situation » 2, réinvention de pensées du geste, bricolage de pratiques sociales, formes d’« artivisme »… Si ces expériences sont parfois marginalisées des formes chorégraphiques dominantes, elles sont entrelacées avec d’autres pratiques sociales, esthétiques et politiques, qui font de la danse un terreau fertile pour penser les enjeux écologiques dans leur complexité. En passant par une action souvent collective, les artistes proposent des dispositifs expérientiels. Au vu de l’arsenal de capture d’attention de nos milieux 3, ils participent à la réappropriation de notre capacité de faire l’expérience du monde. Certains proposent de vivre des expériences « en » nature et « de » nature, à l’aide d’outils affutés et spécifiques aux danseurs : leurs savoirs théoriques comme leurs techniques corporelles. Les artistes développent ainsi des savoir-faire et savoir-sentir des lieux et des êtres vivants – humains et au-delà de l’humain – inédits nous aidant à faire émerger la « présence » des êtres, dans un « faire » à faible empreinte sur les autres vivants. À l’heure où les crises économique, politique et environnementale appellent à de nouvelles façons de penser et de vivre, nous pensons que les artistes chorégraphiques développent des imaginaires et des savoir-faire de la « frugalité du vivant » compatible avec un mode de vie écologique. Pour penser « avec ou pour » ces artistes, il est utile de retracer une perspective historique sur laquelle s’appuyer, étayer les différentes valorisations du vivant pour inventer et ouvrir la voie à des formes d’habiter écologiques. Mes expériences m’amènent à mobiliser à la fois des artistes états-uniens majeurs du XXe siècle ainsi que des artistes discrets qui activent les marges de la danse contemporaine française, mais il est bien sûr nécessaire d’enrichir cette proposition des autres situations de ce monde. Les rapports de pouvoir dans l’écocide actuel sont « ramenés à la maison » pour enquêter avec les danseurs et chorégraphes francophones. S’appuyer sur une histoire pour ouvrir les devenirs Isadora Duncan, au début du XXe siècle, exprime son art chorégraphique comme ne devant pas « se limiter aux formes exprimées par l’art ; mais (…) avant tout jaillir de la nature. Les mouvements des nuages dans le vent, les oiseaux qui volent, les feuilles qui tourbillonnent… » 5. Cette exploration du mouvement libère les bustes corsetés et les pieds pointés et présente de nouveaux corps dansants fluides et extatiques 6. Elle lit et admire l’un des pères scientifiques de l’écologie, E. Haeckel, « le plus grand iconoclaste du monde depuis Charles Darwin », puis le côtoie intimement. Leurs échanges renforcent une forme de critique au dualisme moderne : les danses d’Isadora sont pour Haeckel une expression du monisme 7, tandis qu’Isadora critique le rationalisme scientifique et par là les formes de séparation corps-esprit. Isadora exprime également un engagement certain pour la cause animale, inspirée des productions de l’artiste George Bernard Shaw. « Tant que nous servons nous-mêmes de tombeaux vivants aux
animaux assassinés, comment pouvons-nous espérer le règne de la paix sur la Terre ? » 8, écrit-elle. Elle pense d’ailleurs que ce régime végétarien participe à la bonne santé de ses élèves, les duncaniennes, et favorise leurs rapides apprentissages. Plusieurs décennies plus tard, Anna Halprin réinvente les conditions d’un art chorégraphique ancré sur un territoire. « Mon existence et mon travail sont indissociables des rythmes de cette terre, de ses changements et de ses subtiles évolutions. » 9 Si depuis les années 1950 les chorégraphies et explorations du mouvement de Halprin ont transformé considérablement le développement de la danse et de la performance, c’est particulièrement par son attention aux relations : relations à l’environnement – naturel, urbain mais aussi social –, relations aux soins des autres et de soi. En effet, son travail en collaboration étroite avec son mari Lawrence Halprin, architecte paysagiste, se déploie dans une diversité de milieux et d’échelles, accompagnant ainsi les mutations urbaines que connaissent les villes américaines, les mouvements sociaux libertaires, anti-guerre et raciaux, ou encore les épreuves rencontrées par un individu ou une communauté face au sida ou au cancer. Dès les années 1960, les Halprin travaillent à concevoir un art participatif 10, à comprendre comment faire communauté et comment l’art peut se mêler à la vie. Ainsi, elle participe au développement de danses militantes qui s’inventent à la croisée de l’art, du soin et des danses spirituelles. Enfin, ces multiples recherches somatiques présentent des danses de la sensation, faisant du corps l’occasion d’un voyage intérieur inédit. Simone Forti, l’une de ses élèves et grande actrice de la post-moderne dance américaine, commence des observations minutieuses des mouvements et comportements des animaux au zoo de Rome en 1968. Elle étudie et analyse les mouvements de différents animaux : des ours polaires, des lynx, des chimpanzés, des otaries… De cette activité elle puise de multiples savoirs éthologiques mais aussi kinesthésiques qui animeront ses danses comme ses travaux graphiques. Elle note par ses observations des coordinations étonnantes, des qualités gestuelles diverses, des changements de rythmes soudain accompagnés de transferts de poids précis, des tenues d’équilibre insoupçonnables, des étendues de gestes et des usages de l’espace étrangers à nos conditions humaines. 11 Ces observations deviennent des inspirations kinésiques fécondes lors de simulations en miroir ou, de retour au studio.
Maguy Marin, Eden, 1986
Pour Forti, « la danse a presque toujours été unefaçon d’explorer la nature. (…) Je m’identifie àce que je vois, je compte sur sa qualité, sa nature ou son ‘esprit’. C’est un processus animiste. J’ai la sensation de ne plus faire la distinction entre les objets que je percevais là-bas, de ne plus les percevoir ni me perce-voir moi-même. » 12 Simone Forti participe également à la réhabilitation des gestes paysans, ceux qui cultivent pour se nourrir et se réinsérer dans la chaîne des vivants face à la fragilité de notre condition d’hétérotrophe. Elle s’installe en 1988 dans le Vermont et cultive la terre ; ses compagnons de la Judson Church, Steve Paxton et Deborah Hay, de la Mad Brook Farm, deviennent ses voisins. Les partitions agricoles traversent les temps et les lieux. Au Japon, Min Tanaka et les danseurs de Mai Juku travaillent leurs pratiques dansées dans la ferme Hakushu Body Weather Farm, fondée dans les années 1980 13. L’effort physique des cultivateurs, leurs gestes précis et spécifiques selon chacune des plantes cultivées et soignées, participe au travail quotidien des danseurs. Ces deux arts de la relation aux vivants sont des pratiques du don, qui se transmettent sans brevet, redéfinissant les contours d’un art libre et autonome. Plus proche de l’échange qui pense l’inter et l’intra- activité des relations, les écologies demandent à articuler les échelles et notamment l’impact des pratiques. Ainsi, ces milieux conceptualisent par la pratique des formes d’autonomie alimentaire et énergétique. De la mise en scène du vivant à son sentir Les chorégraphes semblent attribuer de multiples valeurs non marchandes aux vivants – intrinsèque, relationnelle, écocentrée… – qu’ils estiment partager pleinement au point d’essayer de penser de nouvelles perspectives, de penser « comme une montagne » 14, mais aussi d’incorporer ce point de vue, c’està- dire d’être en capacité de se sentir amibe, de se sentir cachalot, de se sentir jaguar 15. Ce travail est à la fois une fiction, un imaginaire, une croyance, une représentation par l’incarnation, une exploration de la matérialité et parfois bien plus encore. Il stimule un renouveau poétique du geste et de nouvelles pratiques comme le montre cet écrit de Deborah Hay « Mon corps se construit et se maintient dans la danse par l’imagination : je transforme le corps tridimensionnel en un incommensurable ensemble de 53 milliards de cellules, toutes perçues en train de percevoir simultanément. » 16 Ces nombreuses pratiques du sentir retracent à la fois notre phylogenèse, l’histoire commune de notre matérialité entre vivants, mais également les sensations intéroceptives de nos cellules offrant l’occasion de sentir l’altérité du vivant qui est en nous. Ce ressenti ne concerne pas que le danseur avec lui-même, mais s’engage avec des formes d’altérité radicale, dans un vivre-ensemble multi-espèce, une nature intra et interactionnelle 17. Cette fois l’accent est mis sur des sensations de partage, celui d’un corps écosystème peuplé de microbiotes 18, plus nombreux
que les cellules du soi 19. Ces non-humains vivants permettent aux hommes de subsister au quotidien via le processus de digestion et de redistribution énergétique. Par la respiration 20, ce sont cette fois-ci les échanges gazeux avec le monde végétal 21 qui mettent en avant les enchevêtrements de flux, traversant un dehors/dedans mais aussi un passé/présent 22. Ainsi, les danseurs et danseuses savourent l’opportunité d’un déplacement sans visée dont ils relatent l’expérience sans projection humaine, souvent sans mots mais avec leurs gestes. Par un travail sur la rencontre et ses effets, par le partage d’expériences communes avec ces autres provoquant des ressentis étrangers, déplacés, troublés, ce sont des visions radicalement différentes qu’ils entrevoient : l’idée d’un monde plurivoque. Les danseurs contemporains développent un art de l’attention des êtres vivants considérable. Ils sentent la manière dont ils nous font signe, parfois par le simple ressenti de leurs présences en développant des capacités inédites et des techniques du corps bien précises. Ce travail somatique du sentir ouvre de nouvelles perspectives de faire l’expérience des vivants et de leurs mondes riches, développant des pensées-pratiques relationnelles pour les « faire compter » autrement dans nos mondes et sortir de l’écocide actuel. Pour conclure, ces différentes formes de valorisation du vivant participent à une critique politique du modèle productiviste qui a progressivement investi le monde du savoir et des arts vivants. Le nombre de publications comme le nombre de représentations ou le nombre de spectateurs, indépendamment du contenu, de l’originalité, de la richesse de l’enquête, de l’enjeu questionné posé, bref de la qualité, sont devenus les indicateurs de la valeur du travail. La perte de valeurs opère également dans la transformation des processus en artefacts « marchandisables », une oeuvre sans l’expérience de vie qui s’y invente, sans les rencontres qui surprennent et changent le cap des explorations, sans la longue temporalité nécessaire au travail somatique ; bref un modèle complexe sans émergence est un nonsens écologique. Alors, si une partie des danseurs contemporains sont porteurs d’un horizon sociétal écologique c’est que leurs pratiques sont une précieuse invitation au voyage, au plaisir et à la découverte, et ce, sans que ces gestes n’affectent d’autres espaces- temps du monde. Danser produit des effets pour les personnes en présence par la seule énergie du vivant : par l’écoute, le soin et la reconsidération des autres les individus et les communautés renforcent leur puissance d’agir, des alliances avec l’altérité à toutes les échelles des vivants se créent. Ces pratiques humaines s’autoalimentent et ne détruisent pas le monde, ni n’exploitent les humains comme les non-humains, ces pratiques non extractivistes ont quasiment disparu en Occident, C’est en cela qu’une culture des pensées- pratiques de la danse est si précieuse.