Dans une mise en scène minimale et frontale, Maguy Marin vise à interroger l’impact de la profusion d’informations et du capitalisme sur les corps et les esprits, à l’ère de la communication de masse.
Dans Deux-mille vingt-trois, sorte de précipité de notre époque, Maguy Marin dénonce, frontalement, le déluge d’information auxquels nous sommes soumis, gavés pourrait-on dire. Et tout y passe par écran interposé, objet culte de notre nouveau Dieu : le capitalisme financier. Tout commence dans la nuit où cognent marteaux et enclumes, où sont plongés les danseurs comme des travailleurs de l’ombre, ceux que l’on a nommés, il n’y a pas si longtemps « essentiels ». Ce bruit, c’est celui de la fabrique de billets de la Banque de France, qui occupe un téléviseur dans l’angle à cour du plateau. Cet écran, omniprésent, est celui où s’affichent les portraits des « neuf milliardaires possédant la majorité des média privés : Bernard Arnault, Xavier Niel, Patrick Drahi, Vincent Bolloré… ». Car ce que la chorégraphe a dans son viseur, c’est la supposée mainmise de médias (ici tous indifférenciés) qui contrôleraient et alièneraient nos esprits. Les textes écrits et dits par les danseurs égrènent sans fin des bribes de sens aux éclats funèbres tandis que l’argent frappe et claque, que la main d’œuvre s’échine.
Un spectacle électrochoc
Sur cet écran apparaissent les têtes des « coupables », dans un vaste salmigondis à l’image des réseaux sociaux, où se télescopent sans filtre les époques et les causes. On y pointe d’un même mouvement la Guerre d’Algérie et le 17 octobre 1961 associés aux visages des sus-cités milliardaires, ceux de Léa Salamé et Natacha Polony, Stéphane Bern et Gérald Darmanin, la fusillade du 1er mai 1891 à Fourmies, le commerce triangulaire et Frédéric Beigbeder, Edward Bernays, neveu de Freud et inventeur de la propagande, et Sarah El Haïry, dans des raccourcis qui interpellent. Il n’y a pas de danse, en tout cas pas dans le sens où on l’entend, dans ce monde déboussolé. Et en effet, Maguy Marin choisit de ne pas chorégraphier les « mass media » et leur effets massifs, de ne pas danser sur un volcan prêt à exploser. Régulièrement, intervient une figure de démon façon Nô japonais, accompagné de son waki qui le meut ou le manipule par derrière. Selon la décoration qu’il porte sur la tête nous savons à quel avatar du diable nous avons affaire : le sigle du nucléaire, les gafas, un char, un bateau, des banques, des billets et finalement des journaux… Ce personnage irréel et menaçant qui agite son éventail de billets raconte l’instrumentalisation des foules et la fascination pour l’argent. Se résigner ou résister ? Dénoncer ou accepter ? Tel est le choix qu’impose Maguy Marin dans ce spectacle en forme de battage, qui d’un même mouvement dénonce et assène une propagande.
Agnès Izrine